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Mes carnets
10 mai 2006

Sappho en exil

Elle contourne les galets, sur la courte plage. Avise un rocher, plat, un peu à l'ombre. Elle y sera bien pour rêvasser. Elle s'asseoit, puis s'étend sur la natte tressée qu'elle a emportée avec elle.

Là, elle retrouve le bleu de "sa" mer.
A perte de vue. A l'infini.
Ses tablettes, son stylet, la lyre, à ses côtés. Quelques pierres, de quoi les graver, si l'envie lui en prend.

Panne d'écriture. Panne de vie. Aphrodite, Adonis, loin. Muets. Ses doigts immobiles. Crispés sur son Olympe intérieur.
Elle ferme les yeux, paupières cillantes.

***

L'atmosphère, sur l'île, devient angoissante. On la recherche, on se méfie, elle est si lasse, elle a envie d'autre chose. Elle n'en peut plus d'égrener des mots, chaque jour de vie que les dieux lui concèdent, des mots pour
d'autres, des mots de commande, des mots pour louer telle fiancée, que l'on va marier, pieds et poings liés, muette d'ignorance, à tel berger dans la montagne, à tel marin, aux dents manquantes. A tel soldat d'Ionie, à tel ou tel artisan, de la ville..

Elle en a assez du chant de la guerre, la guerre qu'il lui faut jouer, pour complaire à la ville ; elle soupire.
Impossible d'imaginer qu'elle a seulement pu louer l'ordonnancement rythmé d'une armée en marche; c'est seulement son destin, la fatalité, qui veut cela, son appartenance à une famille d'aristocrates aussi.
C'est tout cela qui rend sa vie dangereuse, gênante, alors qu'elle se sent malade, fanée, que ses cheveux blanchissent, que les os saillent sous la peau brune, que ses dents viennent à trembler au creux de ses gencives douloureuses, que son regard s'use à contempler le soleil, l'implacable soleil de l'Asie.
Et la blancheur non moins crue, non moins palpable, de Mytilini.
Que se disputent familles et factions rivales.

Le danger menace, est là, présent, insidieux, sournois, il va lui falloir partir, vers la Grande Grèce - ou la Sicile.

En exil.

***

Mais voilà qu'elle s'éveille de son court sommeil, hanté de visions fragmentaires, de cauchemars, mais aussi de voix douces.  Les voix du passé.
Un instant, elle s'est retrouvée là-bas, le soleil est presque aussi chaud, la mer aussi bleue, avec une masse d'eau aussi froide, dans les profondeurs où il lui arrive de plonger.
Mais à côté d'elle, il n'y a plus son petit matériel indispensable à l'écriture.
Serait-ce qu'elle n'a plus envie de chanter?
Peut-être.
Juste de vivre, "encore un peu, ô Adonis, encore un tout petit peu" supplie-t-elle...

Et comme pour répondre à cette muette prière intérieure, apparaissent, en haut des rochers, à l'entrée de son horizon, trois, non quatre jeunes hommes. Un instant, ses pupilles s'équarquillent. Son attention se fige sur eux. Ils se sont arrêtés, un instant, en l'apercevant, elle, l'étrangère, une Grecque, paraît-il, une savante, une réfugiée, tout cela à la fois. Une femme qui écrit des vers et des chansons, et que tout le monde révère au village.
Car la légende se construit, jour après jour, autour d'elle, elle est si fantastiquement douce et bonne, quand son air de souffrance intérieure la quitte un instant.

Ils s'approchent d'elle, la saluent, puis s'en vont -une femme seule, fût-elle poète, peut-on s'attarder auprès d'elle? Mais cette femme-là est âgée, et son expérience de la vie les impressionne tous, jusqu'au petit
dernier de la bande, le plus jeune des quatre frères, le bel adolescent, Phaon, à la tunique blanche...

Sappho s'étend et observe le ciel, d'un bleu presque blanc, vers le soleil.
Y cherche-t-elle la clef de son destin, et, bientôt, de sa renommée ?
Des mots s'entrelacent dans son esprit, traversent ses yeux, tremblent dans ses mains, s'emparent de ses lèvres.
Des images, des rapprochements étranges et inattendus s'entrechoquent, l'homme au torse brun, aux bras vigoureux, aux jambes rapides, lui rappelle les nuits d'Asie, les feux de sarments d'olivier, que l'on brûlait, les
soirs de fête, dans les jardins reculés de la ville, le pain que l'on cuisait et que l'on se partageait, la tendre viande de l'agneau que l'on dépeçait, toute une nourriture, une civilisation, comme une chaleur
ancienne, odorante, arrosée du meilleur vin pétillant.
Sur lui, l'adolescent, sentant encore la chair innocente et salée, se concentrent la mémoire de tant et tant de festins, de nuits d'amour, sous les étoiles, et d'heures bienheureuses.

Et puis, elle soupire. Elle se rappelle, aussi. Elle est âgée. Il n'éprouve pour elle que courtoise considération, rien de plus. Et voilà qu'elle pleure, sur sa beauté perdue, sur les festins de naguère, les heures de
chair, bien plus que sur son exil.

"Elle qui les aimait bronzés, polis par le vent et l'eau, chauds et bien cuits."

(Pour Paroles Plurielles, le 10 mai 2006).

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