Golgotha
Ceci, c'est une note qui ne sera pas rose bonbon, et que je n'éprouve aucun plaisir à écrire. Je ne sais pas si je creuserai davantage, ou si je m'arrêterai là, mais il faut bien l'écrire. J'en ai l'intime conviction.
C'est bien d'égrener quelques souvenirs, c'est très bien de garder le "bon", c'est bon, aussi, de se souvenir... Mais tout d'un coup, cet après-midi, alors que j'étais en route pour la bibliothèque, j'ai pensé... Aux très mauvais souvenirs.
Aux années d'école. D'école primaire. A deux années, précisément, correspondant à la troisième et la quatrième primaires. J'ai réalisé que je me sentais à peu près incapable d'entrer là-dedans, pour le raconter, tant la sensation de souffrance est encore vive, me prend totalement à la gorge, et me donne la sensation de tomber. Je pourrais faire un effort et me rappeler, je n'en ai pas trop envie.
Le sel de certaines humiliations est corrosif.
J'ai l'impression que c'est vraiment à ce moment-là que je suis entrée en contact avec le sadisme de l'être humain. Je pense que c'est à ce moment précis que s'assemblent les germes de la future dépression - comme une sorte de "cancer" qui se met sournoisement en place, dix ans avant d'imploser...
Je me suis heurtée à la volonté, plus ou moins avouée, chez un de mes profs, d'écraser ma personnalité, de réduire ma personne à l'état de, de quoi ? Ces deux années-là, j'ai été cassée. Je me demande si je m'en suis jamais remise. Sans doute que oui, mais le souvenir des souffrances éprouvées est encore... Insupportable.
Pour casser un élève, même les sévices physiques étaient bons.
Mon ancien médecin de famille avait fait aussi ses études (mais toutes ses études, elle), dans un institut du Sacré-Coeur bruxellois. Elle avait un an de plus que moi. Je me souviens qu'elle a dit textuellement: "au Sacré-Coeur, on matait les rebelles et on renvoyait les vicieuses". Non seulement, j'ai enduré et accepté ces sévices, mais j'ai appris à les supporter. Petite consolation (et voilà une pointe d'humour qui remonte à la surface, je n'ai pas été renvoyée! Ouf! Je n'étais donc pas vicieuse...) Mais piètre consolation...
Et pour ce qui concerne autrui... Question de se rendre compte que d'autres étaient aussi mal loties, si pas plus encore que moi... Comme cette jeune réfugiée hongroise, arrivée en Belgique, avec ses frères, que toute l'école avait mise en quarantaine, et dont tout le monde disait qu'elle sentait mauvais (et ce n'était pas vrai, j'ai un bon odorat, je n'ai jamais constaté aucune odeur suspecte). Et cette petite fille zaïroise... Dans la cour de récré, une fille de ma classe lui caressait la joue, en disant: "les noirs ont la peau douce"... Et cela me choquait. Pourquoi cela me choquait-il ?
Parce que c'était choquant.
Me revient aussi une anecdote que mon père m'a souvent rappelée - beaucoup plus tard. Il était allé à une réunion de parents. Il a croisé une religieuse, ombre rapide, dans les couloirs. L'a saluée. Et soudain, elle s'est tournée vers lui, et l'a suppliée de l'aider à sortir de là. Il a été épouvantablement impressionné - n'a rien fait, bien sûr, (il m'a laissée là aussi, dans la foulée...) mais est resté parfaitement athée et agnostique.
Cherchez la logique !
Jamais je n'aurais osé me plaindre à la maison. Je trouvais que si on m'appliquait certaines punitions (avec paroles et humiliations à l'appui), c'est que forcément, j'étais méchante, infernale, insupportable, paresseuse, et bête, comme on ne manquait pas de me le dire (ou de me le faire comprendre). Bref, que je les méritais. Il fallait donc supporter tout ça et attendre des temps meilleurs. C'est tout.
J'étais intimement convaincue que ma mère aurait été d'accord, d'une part, et, d'autre part, j'avais peur, (dans le fond, c'était ça, ma peur inconsciente dominante), que le "témoignage" de mon institutrice (qu'on appelait Mademoiselle Monique) ne ternisse encore plus l'image que ma mère devait avoir de moi. (Et qui était sûrement mauvaise... Puisqu'elle ne faisait rien pour m'aider, pour me sortir de cette souffrance... Et qu'elle me comparait sans cesse à elle, enfant...)
J'ai été accusée de bien des "péchés", pendant toutes ces années... De chapardage, de recel, de sournoises méchancetés, or, curieusement, c'est plutôt moi qui ai subi - des sévices, des injustices, des pertes inexpliquées, des vols. Peut-être est-ce cela, en fin de compte, qui a ouvert les yeux de ma mère sur ce qui se passait réellement : le moyen de ne pas s'en rendre compte quand je rentrais à la maison sans pull, sans manteau, sans plumier ou sans stylo...