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Mes carnets
3 décembre 2006

Epithalame.

Jette, le 15 novembre 1996

800px_YokohamaFlowersBeauty

Yokohama. Japon. Beauté des fleurs

Ils ne sont pas tout de suite entrés dans l'enclos.

Chacun chez soi. Mais aujourd'hui, ils se rejoignent.
Elle est partie en promenade jusqu'à l'église Royale Ste Marie- là, elle l'attendrait, il leur faudrait prendre le tram 94.
Il venait d'un faubourg centre-sud de Bruxelles, avec le tram 92, - à moins qu'il n'ait changé à la place Louise. Il faisait beau, froid, un froid sec, bien sûr, mais pour un jour de novembre, le temps était exceptionnellement bleu.
Un ciel pur, lumineux et dense, une végétation en fête, la "Couleur", le feu, avec la paix souriante et adoucie de novembre. Un peu moins de tons pastels ou ocres qu'en octobre, pas vraiment floconneux comme à l'approche de décembre, non, juste bien.
Une paix seulement bleue. et juste ensoleillée,
avec des feuilles craquantes comme des gaufres sous les pas.

94_92_botanique_06_06_2006

Photo (c) AZARIEL, conducteur de tramway bruxellois.
Bruxelles. Bota.

Un 92 monte vers l'église Royale Ste Marie,
Un 94 dévale la rue, direction Watermael.

Ils se sont rejoints à l'arrêt du tram - il est desdendu d'un 92, ils ont attendu un 94, le tram qui les mènera au cimetière de Jette, à travers les communes populaires, hautes en couleurs de Bruxelles - ils avaient à faire dans ce quartier, elle, rue Léon Théodor, et lui, dans un bureau où il avait promis quelques oeuvres à des collègues. Ils se sont demandés comment ils allaient se retrouver. Elle n'avait pas fort envie d'entrer dans l'agence et lui avait peur - les autres savaient qu'il était marié et pourraient lui poser des questions -disait-il- à le voir avec une inconnue. M'est avis qu'is ne se seraient pas posé plus de questions que cela et qu'ils en auraient tiré la conclusion la plus naturelle : amant et amante, en balade, pour quelques courses - mais que peuvent bien avoir à faire comme courses un amant et son amante? Ces gens n'ont pas de vie commune, n'ont rien à acheter, rien à manger, ils passent leur vie à se promener, à bavarder, à s'embrasser dans des endroits déserts, ils sont en dehors du temps, en dehors du mouvement, hors vie, hors jeu, hors tout.

Pourtant, elle enfila une rue de ville, réveillée, admira au passage les arbres du parc, compta les maisons, les numéros, les magasins - la bouquinerie du coin - et finalement, arriva au bureau où elle devait remettre un colis. Récolta le bon de réception. Signa et s'en alla. Ils se joignirent dans le parc, et commencèrent à se promener. Indécis. Elle mourait d'envie de lui poser une question, mais n'osait pas. Il ne savait trop comment aborder son problème à lui - lequel, en somme, rejoignait sa question. Mais ce qu'elle avait en tête était plutôt romantique... Elle avait envie de lui demander "Crois-tu que nous ferons un jour l'amour?"  Pauvrette, elle en avait tant l'espérance, l'impatience! Elle imaginait déjà ce joyeux coeur à coeur, des mètres de tendresse, des nids de baisers fous, des caresses incessantes, un plaisir surhumain, divin, attendu!

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Lui était tout à son problème pratique, si trivial. où trouver un lieu qui les accueille? Il avait repoussé l'idée du studio - qu'il trouvait sinistre, financière, à la limite du sordide. Elle n'avait pas vraiment le genre non plus, à fréquenter un endroit pareil. Mais s'arrêterait-il à ces considérations-là? Après tout, elle n'est qu'une femme, même si elle l'aime tellement! Et il le sent. C'est lourd, parfois, cet amour. C'est lourd et merveilleux ensemble - du moins cela aurait dû être merveilleux: recevoir -ou voler?- un amour aussi jeune, aussi vivant, battu des vents, trempé et retrempé dans l'absence, comme une lame... Un amour aussi recueilli, émouvant, vibrant, comme une chair tiède et chaude que l'on serre contre soi.

Bien sûr, ils parlaient tous deux. De tout et de rien. De leurs conjoints. De leur famille. Des enfants. Des soucis. Des espérances du coeur aussi. D'histoire de l'art. -Là, ils se rejoignaient, pleinement en accord. De création. Un peu, très peu de leur amour. Elle était bien trop pudique pour parler de son amour. Elle l'aimait! Et bien que l'idylle eût débuté sous des auspices incertaines, voire, ne s'annonçât pas très heureuse, ce moment dérobé à la vie de tous les jours était pour elle, un beau moment.
Il faisait un peu froid pour rester assis dans le parc. Elle lui proposa...
"Veux-tu aller te promener dans le cimetière?"
Il n'était pas très enthousiaste.
"Si, viens, allons nous promener."

cimetiere

Et toujours, ne pas savoir si on peut se donner la main, ou non. Lui voudrait bien lui donner la main. Comme des amoureux. Elle préférerait lui donner le bras.
Cela donne une impression de bien-être, de repos, de pérennité.

Avant l'entrée du cimetière, trouée bleue et dorée dans le gris urbain, il y a encore une rue à franchir.
"Est-ce que tu te rends compte?", lui demande-t-il..
"Si une voiture nous renversait maintenant, et qu'on soit tous les deux morts, on saurait qu'on a été ensemble."
Surprise, elle lui répond:
"Qu'importe, puisque nous serions morts tous les deux..."
Et comme cet instant est beau, comme suspendu...

94s_cimetiere_de_jette_17_05_2006

Photo (c) AZARIEL, conducteur de tramway bruxellois.
Deux 94 au terminus de la ligne.
Cimetière de Jette.

Ils devisent ainsi, légèrement. Et pénètrent dans l'enclos.
Mort, ou vie ?

Et puis, petit à petit, le silence, le calme les apaise. Ils voyagent entre les tombes, étudient une pierre, une croix, la pierre bleue, le plus souvent, striée, poinçonnée, bouchardée ou polie, les résines pâlies, les décorations éternelles, les bouquets de chrysanthèmes amoncelés, aux alentours du premier novembre...

Floraison débordante...

800px_Chrysanthemums

choux_decc

Ils sont silencieux à présent.
Tous deux recueillis, songent aux disparus.

Elle songe à ces femmes, ces hommes, dont l'altière beauté se rappelle parfois aux passants, sur une photographie aux tons sépias. Ses regards reviennent vers la croix du jardin, symbole chrétien sur une terre pourtant communale. Il y a les cyprès, les allées, les sculptures aux grâces alanguies - auxquelles il est sensible, (il lui dit qu'il a sculpté un jour un bas-relief, pour une pierre tombale, là-bas, dans un village brabançon). Il lui promet d'un jour l'y emmener. Elle acquiesce. Elle aime la paix souveraine des cimetières.
Elle voit la mort comme un repos éternel - elle n'a pas vraiment vécu, non, pas vraiment,
les douleurs, l'agonie, l'arrachement préalables.

kandinsky

KANDINSKY - Automne en Bavière

Ils ont quitté l'enclos dans un tout autre état d'esprit. Avant, ils étaient un peu mutins, amusés par leur périple, un brin scandalisés aussi d'oser cela. A présent, ils sont recueillis, ils ne pensent plus à leur condition d'amants secrets, hors la loi. Ils sont un homme et une femme, qui aiment. Peut-être qu'elle aime plus qu'elle ne l'aime lui. Et elle l'aime à la folie. Et lui? Elle ne sait pas. Impossible de savoir ce qu'il ressent vraiment. Mais elle espère, quand elle le voit si facilement accessible à des régions spirituelles...
Elle espère qu'il comprenne le sens et le message.
Elle ne sait pas s'il comprendra jamais.

Peut-être qu'un peu du caractère sacré du lieu s'est imposé à lui?
Il a décidé de graver un morceau de linoléum, pour immortaliser ces heures très claires. De dessiner un couple - des âmes mortes, vivantes, amoureuses, lévitant au-desus du cimetière, enlacées, un voile au vent, avec la croix, les tombes, les cyprès, le ciel, les nuages, et tout novembre qui resplendissait ce jour-là.
Il le fera.
Elle lui a répondu qu'elle écrirait un poème sur cette matinée dans un cimetière bruxellois.
Elle l'a écrit.

050102_94

Photo (c) AZARIEL, conducteur de tramway bruxellois.
motrice 94 au terminus du Cimetière.

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